T’es pas venu pour rien. After shave, costume cintré Tacchini, t’as même mis ta ceinture des grands jours et un zeste de gel dans les cheveux. Laque diffusée, robe sexysex, un trait d’eye liner ; les plus beaux pour aller choper. Parce que c’est bien sympa l’alcool, c’est bien sympa, la danse, c’est bien sympa, l’éclate, c’est bien sympa d’être les rois du monde, mais on n’est pas venu pour rien, pas vrai ? On les connaît tes petits trucs, on les sent, tes arrière-pensées. On sait dans quels spots tu traîneras.

Dans la cuisine

22 heures. Désinhibé grâce à ta contribution active à la démolition du punch, te voilà persuadé de ton charme et de ta beauté. Déjà la soirée s’est scindée : d’un côté les teufeurs, de l’autres les fumeurs, ceux qui préfèrent la palabre aux ondulations du corps. Tu seras de ceux-là. D’un pas décidé tu pénètres la cuisine où les bouteilles du rebut jouent les pyramides dans une atmosphère enfumée. Ça rit fort, ça s’amuse de la promiscuité. Près de la fenêtre tu l’as repérée, tu prépares tes vannes. Assourdi par les boumboum de la basse qui fait sursauter les voisins, tes phrases à la con prennent des tournures solaires. Ca y’est, tu es sur un coup ; il t’en manque un, de coup, mais de vin ce coup-ci, pour être au bon niveau. On sert deux verres, on rit. On se fixe. On s’embrasse.

Dans les manteaux

23 heures : entassés pèle-mêle dans la chambre du fond, les manteaux, entassés sur un lit que visitent les partants et les personnes en quête d’anonymat. Tu es passé téléphoner à quelque grand-mère malade quand il arrive, déboule même, les mains qui farfouillent les poches à la recherche frénétique du deuxième paquet de cigarettes. Disparu, le paquet, envolé, parti ! Heureusement tu es là : conversation finie, tu tend une cigarette, tout de suite, vous vous plaisez. On raconte du n’importe quoi, on s’amuse des autres, on se moque d’un con. Reste là, je vais chercher deux verres. Quand tu reviens, il est là. Vous discutez. A l’extérieur, le bruit est rassurant, c’est l’ambiance de l’enfance quand, enfermé dans sa chambre, on entendait la vie, les parents qui discutent, qui s’esclaffent, qui crient. On fera comme eux ; on discute, on s’esclaffe. Sur une parka molletonnée on s’allonge quelque peu. Et ça y’est : on s’embrasse.

Sur la piste de danse

Minuit. Les lumières sont éteintes, même si, par intermittence, un invité bourré qui repose sur le mur enclenche l’interrupteur. File d’attente du côté des prescripteurs de musique. Certaines sont coupées, d’autres imposées, tu laisses. Tu n’a pas envie de remplir la mêlée. Pas très à l’aise quand même, tu agites tes petits poings, tu bouges un peu des fesses, tu bouges un peu la tête, tu sondes un peu la foule. Elle fait des mouvements bizarres avec ses cheveux. Elle n’a pas l’air à l’aise, ou alors trop à l’aise, en tous les cas parfaite. On dansera ensemble en étant ridicule, mais le regard des autres compte-t-il vraiment ? Non, puisqu’on s’amuse. Le whisky dans ton verre fait des petits remous à mesure que tu t’agites, des gouttes tombent par terre, tu l’éclabousses. Comme un réflexe, tu passes ta main sur sa robe pour éviter les taches. Ta main est aspirée. On ferme un peu les yeux. Ah, ça y’est : on s’embrasse.

Sur le balcon

Une heure : tous les pisse-froids du premier métro ont déjà tiré leur révérence. Tous ceux qui avaient une soirée préalable sont déjà arrivés. On est en nombre clos, c’est un jeu à somme nulle, il n’y aura pas de nouveau. Chaleur infernale, transpiration, odeurs ; tu montes sur le balcon, tu regardes la ville, tu fumes une cigarette, tu essaies d’estimer quel voisin fera chier le premier. Tu es là. Tu es seule. Comme un sursaut car, non, tu n’es pas seule. « Tu aurais du feu ? » Vous êtes deux à penser qu’il faut savoir arrêter une fête, vous êtes deux à craindre qu’un départ trop précipité ne gâche les souvenirs. Vous êtes deux sur le balcon. Tu tends le feu, essaie d’allumer la mèche. Il fait frais. De ses deux mains, il entoure les tiennes qui s’échinent sur le briquet. Le contact est doux. Il y a une flottaison, un léger malaise. Tu fais quoi dans la vie ? On n’écoute plus déjà, on invente des après. On s’écarte de la fenêtre, on marche un peu plus loin, entre les deux battants, là où personne ne voit, on s’accoude au muret. On est proche. On s’embrasse.

Dans la salle de bain

Deux heures. Ivresse mortelle. Cinquième pipi. Où sont les toilettes, pourtant ? Impossible de s’en souvenir. On ouvre une porte ; ce ne sont pas les toilettes, non, c’est la salle de bain. Une fille se lave les mains. Ou bien se démaquille. Ou bien se remaquille. Ou bien boit un peu d’eau. Maintenant qu’on est là, autant faire une blague. La blague est bien reçue, on entre plus clairement. Maquillage ? Tu veux pas me maquiller ? L’équivalent moderne de jouer à la poupée. Si tu veux, je serai ta poupée. Et tout dérape ; l’eye-liner en surplus, le fard, du fond de teint, on en ressemble à rien avec ce rouge à lèvres qui nous peinturlure. « Tu es très belle comme ça ! » « Tu n’es pas mal non plus, mais je suis content que tu me trouves sexy avec mon look de voiture volée. » Pendant toute l’opération, on s’est frôlé, on a ri. Tu n’as plus même envie de pisser, c’est dire. Quand tu te penches vers elle pour l’embrasser, elle murmure « trouble dans le genre ». Tu ris en l’embrassant.

Près de l'entrée

Trois heures. De nouveau deux équipes ; ceux qui s’apprêtent à sortir et ceux qui s’apprêtent à rentrer. Tout ce monde s’active à chercher ses affaires dans un désordre chronophage. Tu aimerais sortir, mais est-ce que ça vaut le coup ? Tu attends tes amis, toi, tu es prêt. Tu attends près de l’entrée, tu regardes ta montre, tu n’as pas de montre. Une fille arrive, pressée. Une fille qui part. Il ne faut pas que les filles parent. « Tu ne viens pas avec nous ? Moi j’hésite à rentrer. » « Je serais bien sortie, mais j’ai pas envie d’aller au Boyfool qui est quand même la boîte la plus nulle et la plus chère du monde ». « Ah, c’est là qu’on va ? » Regards entendus. « Que tu vas, moi je n’y vais pas ». « Et pourquoi on ne va pas ailleurs ensemble ? » « Comme un couple, tu veux dire ? » « On peut jouer à être un couple. » De pied en cap, détails. « D’accord. Mais du coup on doit faire des trucs de couple ? » « C’est quoi des trucs de couple ? » « S’embrasser, se tenir la main, faire l’amour, payer ses impôts ensemble… » « Pour les impôts on verra, pour le reste, on peut. » La suite, on la connaît.

Dans la cage d'escalier

Quatre heures. Une heure que tu attends les autres qui devaient simplement « récupérer leurs affaires et passer aux toilettes. » Te voilà dans la cage d’escalier où parfois il fait froid et parfois on s’ennuie. Tu as la flemme de remonter. Tu as repéré un accro à ta robe, voilà ; assise par terre, cheveux qui puent la clope, dépendante des autres. Dépendante des autres, comme toujours. La minuterie s’éteint. Tu ne te relèves pas pour l’allumer. Un bruit, deux bruits, trois bruits ? Ce sont elles ? Pas lourd mais seul. Ce ne sont pas elles. Quand il passe devant toi, il ne te reconnaît pas, puis il te reconnaît. Bah qu’est-ce que tu fais là toute seule ? « J’attends les autres ». « Tu peux toujours attendre. Attends, lève toi, c’est dégueulasse, par terre. Viens, on va descendre dans le hall pour ne pas réveiller les voisins. » « Et toi, tu sors ? » « J’hésitais à rentrer chez moi ou à sortir seul. Pourquoi, tu veux qu’on sorte ? » Il y a comme une leur dans ses yeux quand il pose la question. Il y a comme une leur dans les tiens à présent que tes horizons se sont dégagés. « Oui ! On sort ! » « Alors on sort. En te tenant la porte d’entrée pour passer définitivement du côté froid, il a frôlé tes hanches, sans faire exprès tout en faisant exprès. C’était très agréable. « Où va-t-on ? On peut aller au… » Il égraine des destinations, des noms exotiques, des « tu connais ? » mais tu restes fixée sur sa bouche et voilà que d’ailleurs ton regard fixe le trouble, et son discours devient incohérent, et vous vous embrassez.

Dans la queue pour entrer en discoclub

Cinq heures. « On ne rentrera jamais à deux mecs. Jamais. Attends. » Elles sont trois filles devant. Tu en abordes une en lui expliquant le problème. Faire croire que vous formez un groupe devant le vigile contre un verre. « Pas besoin du verre ». Réponse engageante. On se présente, on se renifle. Cette fille a quelque chose. La queue piétine mais tu ne t’ennuies plus. Ton pote, lui, s’emmerde sévère. Il regarde sa montre. Finalement, il rentre chez lui. « Tu me raconteras. » « Il est pas très marrant ton pote ! » Au milieu des trois filles, tu dragues ouvertement celle que tu as abordée tout en essayant de ne pas paraître nul aux yeux des autres. Discrètement, tu effleures sa main. Quand vous serez entrés il fera noir. Et quand il fera noir, tout sera plus facile. « Allez-y, bonne soirée messieurs-dames, dit le vigile. » « Alors ce verre ? » dit la fille.

Dans la queue des toilettes du discoclub

La queue est infinie. La queue est infinie et unisexe. Tu essaie de doubler le mec devant toi. Les mecs peuvent se retenir. Il t’envoie chier en rigolant. Lui aussi a envie de pisser. Tu te moques gentiment de la lenteur des gens, imagine ce qu’il se passe à l’intérieur de ces toilettes. Situations absurdes ; vous rigolez bien. Son tour arrive. Il entre et tu attends. Quand il ressort après avoir tenu sa promesse de faire vite, il te sourit. Le soulagement est proche. Ensuite, il faudra rejoindre les autres… Tu sors des toilettes, te laves les mains, lève les yeux dans le miroir, tu le vois en arrière-fond. Il t’a attendu. « Tu stalkes les gens aux toilettes ? » « Je voulais juste m’assurer que votre expérience avait été optimale. On va danser ? » Tu ne rejoindras pas les autres.

Au comptoir du bar de la dernière chance

Six heures. Comptoir et solitude. Café cognac. Ou bière. Ou quoi que ce soit. Pas envie de se coucher. Les premières lueurs du jour s’abattent sur la ville. Il n’y avait rien à voir au bout de la nuit. Café cognac. Un autre. Une bière. Pas envie de se coucher. Une fille arrive enfin qui s’installe à côté. Au comptoir, sur le tabouret haut. Café cognac. Une bière. « Pas envie de se coucher ? » « Pas envie de me coucher. »

Toutes les occasions sont bonnes.