C’est bien joli d’écrire des histoires ou des essais mais on oublie trop souvent que les œuvres sont confrontées à ce terrible fléau : l’interprétation. Entre ce qu’on veut dire, ce qu’on croit dire, ce qu’on dit réellement, ce qu’on croit que les gens ont compris, ce que les gens ont compris réellement et ce qu’ils peuvent avoir compris, il y a une sacrée marge (mon perso préf des Simpson, et vous ?). Il en existe de nombreux exemples qu’on n’explorera pas tous ici parce qu’on n’a pas que ça à foutre, mais en voici déjà quelques uns.

PS : j’aimerai bien parler de la Bible mais je vais d’abord faire une thèse sur le sujet vite fait et je vous ponds ça asap en 2033.

Lolita, de Vladimir Nabokov

C’est drôle comme le nom de Lolita évoque immédiatement une jeune femme belle provocante qui aime séduire les hommes plus âgés, une petite donzelle à qui il ne faut pas en promettre… C’est d’autant plus drôle que Lolita raconte avant tout l’histoire d’un pédophile. Celle de Humbert Humbert, devenu beau-père d’une ado de 12 ans pour qui il va nourrir un désir interdit.

Dans le roman de Nabokov, le personnage écrit à la première personne et c’est par son prisme que l’on découvre cette jeune fille. C’est aussi par ses yeux que l’on suppose une provocation séductrice dans son attitude. C’est là que réside toute l’ambiguïté et donc l’incompréhension de ce roman fascinant ! Un homme d’âge mûr porte un regard totalement inapproprié sur une enfant qu’il sexualise faisant fi de tous les interdits (l’âge d’une part, et l’inceste puisqu’à la mort de sa femme, il remplit pleinement la fonction de père auprès de sa belle-fille).

Pourquoi on n’a rien capté ? Nabokov a précisé dans la préface que ce livre ne faisait en aucun cas l’apologie de la pédophilie. Pourtant, la première maison qui l’édite en France est spécialisée dans les ouvrages érotiques. Les autres proposeront par ailleurs des couvertures sexy, sulfureuses.

Par ailleurs, j’aime beaucoup Stanley Kubrick mais son adaptation est un scandale. D’abord en choisissant une « Lolita » de 16 ans et non plus de 12, ensuite en montrant effectivement une jeune fille séductrice (qui forgera par la suite la symbolique tenace de la lolita aguicheuse) alors que Nabokov ne montrait qu’une séduction absolument fantasmée par un pédo-criminel. Bref tous ces éléments ont fait de Lolita un roman incompris sur une prétendue histoire d’amour entre un beau-père et sa fille alors qu’il dénonce avant tout la pédophilie en se positionnant du point de vue du coupable.

(Source : « Lolita, méprise sur un fantasme », sur Arte : l’histoire d’un désastreux contresens, Le Monde)

Crédits photo (Domaine Public) : Published by Metro-Goldwyn-Mayer (MGM).

Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche

Nietzsche, c’est un mec relou pour deux raisons : 1) personne ne sait écrire son nom, 2) c’était le philosophe star des nazis. Essayons de comprendre un peu plus ce second pan de son existence.

D’abord dissipons un malentendu, Nietzsche est mort en 1900. Donc les nazis, il s’en cogne pas mal le cul (et je pense que s’il était encore en vie, ce sont exactement ces termes qu’il utiliserait). Mais si l’on remonte quelques années avant sa mort, on peut tirer les premières ficelles d’une incompréhension qui demeurera jusqu’à aujourd’hui.

Tout d’abord, comme l’a expliqué son premier traducteur français Henri Albert, le philosophe allemand est célèbre sans que personne ait lu ses écrits « On cite à tout propos ses aphorismes mal compris et son œuvre se cache encore dans les ténèbres de l’inconnu ». Le terrain était propice à tordre sa pensée. Voilà comment 30 ans après sa mort, le philosophe est devenu une figure intimement liée à Hitler qui l’utilise pour justifier son idéologie. Les textes ont été transformés, gommés par certains aspects (trop anti-germaniques). On doit ce joli travail de falsification à Alfred Bäumler un philosophe allemand bien nazi lui, qui a connu ses heures de gloire sous le IIIe Reich.

Pourquoi on n’a rien capté ? Nietzsche est sympa, mais il aime bien les aphorismes. Ces petits textes censés résumer toute une pensée plus complexe. Idéal pour faire fausse route dans l’interprétation. De plus, il utilise des métaphores qui séduisent les nationalistes : les faibles sont les agneaux, ils sont mangés par les aigles puissants. Autant d’images (lourdingues) qui ont servi également ses détracteurs à l’associer à l’idéal d’une race supérieure et puissante (le dada de l’idéologie nazie).

Notons toutefois que de son vivant, il se foutait de la gueule des extrémistes, comme il l’écrit dans cette lettre à propos de son essai « C’est un fait curieux dont j’ai peu à peu pris conscience. J’ai une certaine « influence » — souterraine bien sûr. Parmi les partis radicaux (socialistes, nihilistes, anarchistes, antisémites, chrétiens orthodoxes, wagnériens) je jouis d’une réputation particulière et presque mystérieuse. Les antisémites apprécient mon Zarathoustra, cet « homme-divin » ; il y a une interprétation antisémite en particulier qui m’a vraiment fait rire ».

(source : « Friedrich Nietzsche, l’emprunté », Libération)

Crédits photo (Domaine Public) : Auteur inconnuUnknown author

Le Cri d'Edvard Munch

L’histoire est moins complexe et plus rapide à résumer ici mais elle rejoint l’étrange liste des tableaux incompris. Que vous évoque ce tableau ? La solitude, l’angoisse, la détresse… Aucun doute là dessus. Pourtant si on y regarde de plus près, ce cri n’a rien d’existentiel ! Le paysage de fond est en fait l’éruption du volcan Krakatoa qui s’est produit en Indonésie en 1883. La couleur du ciel est rougie par les éclats de lave et l’homme crie avant tout pour conjurer sa mort imminente dans une ambiance apocalyptique. C’est drôle comme on s’est tous reconnu dans l’horreur de ce cri désespéré au goût étrangement actuel.

Crédits photo (Domaine Public) : Edvard Munch

1984, de George Orwell

George Orwell a du avoir un peu les boules. Après avoir passé sa vie plutôt dans l’ombre, il publie 1984 et meurt un an plus tard d’une tuberculose avant d’avoir vraiment connu la fame qui l’attendait. Dans ce livre devenu culte, il décrivait l’emprise d’un régime totalitaire aux outils de propagande élaborés. Une critique cinglante de l’enfer soviétique (jamais nommé) qui a été récupérée comme souvent par tout un tas de gens qui n’ont rien capté à la semoule.

Que ce soit le Comité des Orwelliens créé par Natacha Polony au sein du Figaro et qui se positionne clairement contre l’européisme alors même qu’Orwell a été de gauche toute sa vie et un fervent défenseur d’une union des pays d’Europe ; que ce soit ceux qui y ont vu un manifeste anti-communiste et donc un parfait levier pro-mondialisation alors même qu’Orwell défendait le socialisme… On rappelle que ses nombreux reportages en tant que journaliste l’ont amené à fréquenter les classes sociales les plus démunies en Grande-Bretagne et ont forgé sa culture politique de grosse gauchiasse si l’on peut dire. Bref, 1984 est un objet bien pratique à se mettre sous le coude pour mettre tout et n’importe quoi derrière ce mystérieux « Big Brother ».

(source : « Souverainistes et libéraux, laissez George Orwell en paix », Libération)

Crédits photo (Domaine Public) : Branch of the National Union of Journalists (BNUJ).

L'Orange mécanique, d'Anthony Burgess

On connaît bien le film de Kubrick, ce cinéaste de génie qui n’a pourtant pas toujours été le plus finaud dans ses adaptations comme on a déjà pu le voir (cf. point 1 au cas où vous auriez une mémoire de poiscaille rouge). On connaît moins le roman d’Anthony Burgess dont le film a été adapté. Si l’ouvrage a été écrit en trois semaines juste pour se faire des tunasses, Burgess regrette que ce soit l’unique roman qu’on retiendra de son oeuvre. D’autant plus qu’il chie sur l’adaptation ultra violente de Kubrick qu’il estime totalement à côté de la plaque.

A la décharge de Kubrick, Burgess a accepté que son livre soit publiée aux Etats-unis avant même qu’il ait fini d’écrire son chapitre final. Son œuvre a donc été publiée uniquement aux Etats-unis sans ce dernier élément qui aurait pu sans doute apporter quelques éclaircissements. Or le film de Kubrick repose sur cette édition américaine, qui est donc incomplète.

Par ailleurs, Burgess racontait dans son livre l’histoire d’un passage à l’âge adulte, c’est avant tout l’histoire d’une crise adolescente qui mène à la maturité. Certes, on y trouve des scènes d’agressions physiques et de viols mais le fameux dernier chapitre manquant du livre raconte aussi comment le personnage principal, Alex, gagne en maturité après son passage en prison, retrouve un de ses vieux amis qui s’est marié à l’âge de 20 ans et envisage enfin de faire une croix sur son passé violent. C’est quand même un autre genre de message qui nous est envoyé que dans le film de Kubrick. Pas étonnant qu’il fasse partie des livres très différents de leur adaptation.

Crédits photo (CC BY 2.0) : Christopher Dombres

Fahrenheit 451, de Ray Bradbury

Le message derrière l’oeuvre de Bradbury aussi connu grâce à l’adaptation de François Truffaut semble limpide : dans une société au nom et à l’époque indéfinie, Montag est un pompier chargé de brûler les livres dont on estime qu’ils empêchent les citoyens d’être heureux. Sa rencontre avec une institutrice va lui donner le goût de la lecture.

Bref on a vite fait de croire que l’œuvre vante les mérites de la lecture et condamne les autodafés et toutes les formes de mesures autoritaires qui limitent notre accès à la culture. Alors oui, bien sûr que ça parle de ça, mais c’est tellement évident qu’il faut creuser un peu plus pour en saisir le sous-texte…

Derrière cette histoire, Bradbury critique en fait la télévision qu’il appréhende comme un média promoteur du consumérisme qui met fin à notre capacité d’analyse critique. En fait, il ne fait pas tant la critique d’un régime totalitaire que celle d’une société en proie à l’inculture, car elle préfère la facilité des programmes télévisuels au détriment de la lecture. Le pauvre, s’il avait connu Tik-Tok il aurait eu le seum.

Crédits photo (CC BY 2.0) : Jim Linwood

Le Prince, Machiavel

Dans ce petit traité de 26 chapitres écrit au XVIe siècle, Nicolas Machiavel prodigue une sorte de manuel pour devenir prince et surtout pour le rester. Pour cela, il se repose sur de nombreux exemples historiques. Son ouvrage a vite fait d’être utilisé pour instruire la monarchie. Pourtant, l’œuvre ne se positionne pas spécialement en faveur de ce modèle et montre plutôt comment le pouvoir (et notamment l’excès de pouvoir) peuvent amener une personne à se révéler cruelle et égoïste.

Cette confusion se remarque d’autant plus qu’on a fait du nom de Machiavel le machiavélisme, une doctrine basé sur la ruse et la manipulation. Ça montre à quel point on a une vision réductrice de cet essai.

(Source : « Quelle actualité pour la pensée de Nicolas Machiavel?? » Humanité)

Crédits photo (Domaine Public) : Nicolas Machiavel

Space Oddity, de David Bowie

On associe par erreur la chanson aux premiers pas sur la Lune. Faut dire qu’elle est sortie en 69 donc l’actualité jouait plutôt en faveur de cette interprétation. En fait la chanson fait avant tout référence au film de Kubrick (encore là çuilà) 2001, L’odyssée de l’espace.

Il raconte l’histoire d’un astronaute, Major Tom, avec qui la tour de contrôle perd le contact. Où se trouve-t-il ? Que devient-il ? Réponse quelques années plus tard en 1980 dans la chanson Ashes to Ashes. On y retrouve Major Tom qui est en fait devenu un clochard. Sympa non ?

Et encore je vous fais l’impasse sur toutes les références glauques dans les Disney ou toutes les comptines au sens caché.

Source : Cultura colectiva