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Montage photo : Topito

Ce n'est pas nouveau : beaucoup d’artistes célèbres, notamment des écrivains torturés, étaient méchamment portés sur la bouteille. Une dépendance qui ne les empêchait pas de créer, et loin de là. Entre amour et haine de la boisson, voici des artistes que l’alcool inspirait tout particulièrement.

  1. Lettre de Charles Bukowski à John William Corrington : "Je me limite aujourd'hui à environ 7 litres de bière par jour."
    Boire 7 litres de bière en une journée ? Une promenade de santé pour Bukowski (Bubu pour les intimes), apparemment habitué à picoler pas mal plus.

    Bonjour, M. Corrington !

    Eh bien, ça remonte le moral de recevoir de temps en temps des lettres telles que les tiennes. Ça fait deux. Un jeune de San Francisco m’a écrit qu’un jour ils écriraient des livres sur moi, en espérant que ça pourrait m’aider. Eh bien, je n’ai pas besoin d’aide, ni de prix, et je n’essaie pas non plus de jouer les durs ! Mais il y avait un jeu auquel je jouais avec moi-même, un jeu que j’avais appelé Ile déserte et pendant que je glandais en prison ou dans une classe ou que je courais après les dix dollars que j’avais foutus par la fenêtre en étant allé jouer aux courses, je m’étais demandé : Bukowski, si tu étais seul sur une île déserte, où personne ne pourrait jamais te retrouver, excepté les oiseaux et les vers, est-ce que tu prendrais un bâton et tracerais des lettres sur le sable ? J’ai dû répondre : non. Et pendant un moment, ça a résolu pas mal de problèmes, ça m’a permis d’avancer et de faire tout un tas de choses que je ne voulais pas faire, et cela m’a tenu éloigné de la machine à écrire et m’a finalement envoyé aux services de bienfaisance de l’hôpital du comté parce que je pissais le sang des oreilles de la bouche et du cul. Ils ont attendu que je meure mais il ne s’est rien passé. Quand je suis sorti, je me suis à nouveau demandé : Bukowski, si tu étais sur une île déserte, etc. ; et tu sais quoi, je suppose que c’était parce que je n’avais plus de sang dans le cerveau ou quelque chose comme ça, mais j’ai répondu OUI, oui ! Je le ferais ! Je prendrais un bâton et je tracerais un S.O.S. sur le sable. Alors je peux te dire que beaucoup de choses ont été résolues grâce à ça parce que ça m’a permis d’aller de l’avant et de faire des trucs, tous les trucs que je n’avais pas envie de faire, et cela m’a permis d’écrire aussi ; et depuis ils me disent qu’un autre verre me tuera. Je me limite aujourd’hui à environ 7 litres de bière par jour.

    Mais l’écriture, bien entendu, comme le mariage, les chutes de neige ou les pneus de voiture, ne dure pas toujours. Tu peux aller te coucher un mercredi soir dans ta peau d’écrivain, et tu te réveilles le jeudi matin radicalement transformé en n’importe quoi d’autre.

    […] La plupart d’entre eux meurent, bien sûr, parce qu’ils font d’énormes efforts pour y arriver ; ou, d’un autre côté, ils deviennent célèbres et tout ce qu’ils écrivent est publié sans qu’ils aient pour cela besoin de travailler dur. La mort est à chaque coin de rue. Et bien que tu dises aimer mes trucs, je veux que tu saches que si ça tourne mal pour moi, ça n’était pas parce que j’ai fait trop d’efforts ou trop peu, mais parce que je n’ai plus eu assez de bière ou de sang. […]

    Charles Bukowski, Correspondance 1958 - 1994, Ed. Grasset, 2005

  2. Lettre de Reggiani à l'alcool : "Le salaud qui mérite une lettre, c’est toi, saloperie d’alcool."
    En voici même un qui finit par insulter l'alcool, cette grosse biatche.

    Alcool, tu m'as fait payer ton prix - et je ne parle pas de monnaie sonnante et trébuchante.

    J'ai été sous ta coupe, j'ai subi tes exigences, j'ai failli te donner ma vie.

    Je sais qu'il existe une issue, et une seule, à cet enfer qu'on appelle l'alcoolisme et qu'il vaudrait mieux appeler « maladie alcoolique ».

    Satanée bouteille, te vider n'apporte rien. Les éléphants roses n’existent pas, l’ivresse n’abrite que les noirs serpents de la douleur et de la déchéance. On boit pour une seule raison : pas pour oublier qu’on boit, comme ce personnage du Petit Prince, mais pour oublier tout le reste et échapper à la dépression. L’alcool est un euphorisant qui empêche de « craquer ». Je le sais. Je l’ai vécu et je l’ai chanté dans la Chanson de Paul, l’histoire d’un homme qui se remet à boire malgré ses promesses, parce qu’il est dépressif :

    Je bois…
    Aux femmes qui ne m’ont pas aimé,
    Aux enfants que je n’ai pas eus,
    Mais a toi qui m’as bien voulu...

    Le salaud qui mérite une lettre, c’est toi, saloperie d’alcool. Tu repousses la déprime, mais le réveil n’en est que plus douloureux, pas à cause de la gueule de bois, mais parce que la chute est terrible. Il faudrait rester imbibé d’alcool en permanence pour ne jamais revenir a la réalité ; alors, la mort serait vite au rendez-vous L’alcool est une forme de suicide.

    Le lendemain d'un alcoolique est forcément fait d'alcool. « Qui a bu boira », dit-on ; il est si terrible, le réveil, qu'il n'est pas d'autre remède que de boire de nouveau. Et boire, et boire, et boire encore : c'est l'enfer, l'assommoir.

    Seule l'abstinence soudaine et totale permet de s'en sortir. Pour ma part, j'ai décidé de m'accrocher, de lutter de toutes mes forces pour ne pas rechuter.

    J'ai un slogan : « Un verre, c'est trop ; deux verres, c'est pas assez. » Une seule goutte est fatale à celui qui replonge. « Une larme », « un doigt », « un soupçon », « un petit coup »… toutes expressions stupides et criminelles. Le médecin m'avait d'ailleurs prévenu : « Il faudra tenir le coup. » « Quel coup ? me disais-je. Coup de whisky ou de vodka ? »

    Le seul vrai conseil à donner est que ça vaut la peine de s’abstenir. Le plus difficile est de prendre la décision. Ensuite tout coule comme de l’eau… Je ne bois plus que ça d’ailleurs, et je redécouvre la vraie vie. Bien sûr, il faut demeurer vigilant, chasser la tentation dès qu'elle vous nargue. Quand l'idée même d'alcool vous vient en tête, sortir dans la rue, faire une bonne marche, ou se mettre au travail… Cirer ses chaussures, frotter le parquet, laver sa voiture, tout est bon pour chasser l'alcool de ses pensées. Moi, j'ai commencé une chanson sur l'alcool - ou plutôt contre lui :

    Alcool, alcool,
    Tu nous arnaques.
    Alcool, alcool,
    Qu'est-ce que tu traques ?
    Alcool, alcool,
    Qu'est-ce que tu caches ?
    Qu'est-ce que tu gâches ?
    Tu t'ramènes sur la pointe des pieds,
    On n'sait plus comment se passer
    De ton poison…

    Je l'achèverai peut-être, sur cette strophe dédiée au tabac :

    Le tabac tue.
    Enfin, m'oublieras-tu,
    Maudite nicotine ?…
    L'alcool me tue.
    Enfin m'oublieras-tu,
    Sacrée Bénédictine ?

    J'ai totalement cessé de boire. Pas la moindre molécule d'alcool.

    Mais j'ai plus de mal à jeter la cigarette. N'empêche : mes disques devraient être remboursés par la Sécurité sociale...

    Je ne peux oublier que l’alcool a tué mon ami Michel Auclair. Sauvé de justesse d’une embolie pulmonaire, « une larme d’alcool » lui a été fatale.

    Dans certaines familles, on donne du vin aux jeunes enfants, pour « faire du sang ». L'enfant boit un verre au repas, l'adolescent en boira deux et le jeune homme dix. Puis c'est le servie militaire. En sortant de la caserne, comment notre alcoolique se douterait-il qu'il a été « contaminé » en culottes courtes ?

    On demandait un jour à Jacques Prévert pourquoi il ne buvait plus. Lui, qui aurait vendu son âme pour un bon mot répondit : « Parce que j’ai tout bu ! »

    C’était une boutade. Prévert ne buvait plus parce qu’il voulait vivre, tout simplement.

    J’ai été sauvé par mes docteurs, j’ai été sauvé par ceux qui m’aiment. Moi aussi, je veux vivre, je veux vivre !

    Serge Reggiani,

    Chanteur abstinent.

  3. Lettre de Georges Perec : "Faut-il moins boire pour moins se disperser ?"
    Quand Georges Perec en arrive à ne plus savoir quoi choisir entre boire et travailler. Et en même temps, est-ce qu'on ne le comprend pas un petit peu ?

    Très chère dormeuse […],

    Le travail éloigne pourtant de nous trois grands maux, j’en oublie toujours un ou deux mais enfin cela doit être vrai : en tout cas, j’ai pour ma part une assez furieuse envie de travailler, furieuse en ceci que je travaille, en fin de compte, assez peu, moins par paresse que pas dissipation : j’entends par dissipation, soit que je me dissipe hors de mon travail (ainsi en buvant), soit – ce qui est pire – que je me dissipe dans mon travail : ainsi en faisant quinze choses à la fois au lieu d’en terminer proprement une seule !

    Cela dure depuis à peu près aussi longtemps que ceci et les deux phénomènes sont d’ailleurs peut-être corrélables.

    Faut-il moins boire pour moins se disperser ?

    Ou bien ne travaillerai-je efficacement que si je bois plus ?

    Ou bien ne boirais-je moins que si je travaille plus ?

    J’attends du temps qui coule la solution de mes problèmes mineurs (car ils sont mineurs) : écrire tous les jours, génie ou pas (devise de Stendhal : elle en vaut bien d’autres !).

    Georges Perec

  4. Lettre d'Ernest Hemingway à Sherwood et Tennesse Anderson : "Et le rhum descend en nous comme le Saint-Esprit."
    Quand Hemingway fait l’éloge du rhum, on se dit que la petite comparaison avec le Saint-Esprit ne plairait pas trop au curé de mamie.

    Chers Sherwood et Tennesse,

    Eh bien nous sommes là. Et nous nous asseyons à la terrasse du Dôme, en face de la Rotonde qui est en train d’être redécorée, nous réchauffant à l’un de ces braseros à charbon de bois et il fait si sacrément froid dehors et le brasero dégage une telle chaleur et nous buvons du punch au rhum, bouillant, et le rhum descend en nous comme le Saint-Esprit.

    Et quand c’est une nuit froide dans les rues de Paris et que nous rentrons à pied par la Rue Bonaparte nous pensons à la manière dont les loups se faufilaient dans la cité et à François Villon et au gibet de Montfaucon. Quelle ville.

    Ernest Hemingway

  5. Lettre d'excuse chinoise du IXème siècle: "Hier, j'ai trop bu"
    Si votre dernière cuite s’est mal terminée, ne vous en faites pas, nous avons pensé à tout.

    Hier, j'ai trop bu, j'étais si éméché que j'ai dépassé toutes mes limites ; mais je n'étais plus conscient de mon état alors que je prononçais ces mots dans ce langage grossier et vulgaire. Le matin suivant, après avoir entendu des gens évoquer le sujet, j'ai compris ce qu'il s'était passé, et à ce moment-là, submergé par mon trouble, j'aurais voulu que la terre m'engloutisse tant j'avais honte.

Attention : ne faites pas la même chose à la maison !

Source : Deslettres