Véritable ode à la femme aimée, invitation à la rencontre amoureuse de dimension charnelle, le poème Despacito, de Luis Fonsi (Tranquillou pilou, en version française), a rencontré un succès international en raison de son caractère profondément universel. Au-delà de l’histoire toute simple d’un homme qui convoite une femme, Despacito raconte aussi le combat de son créateur pour donner le temps au temps dans un monde où tout s’accélère. Face au succès fulgurant du titre, ce message hédoniste pourrait sembler contradictoire. Pourtant, à une époque où la slow food et l’idée de société des loisirs s’imposent dans le débat public, l’écho rencontré par la chanson de Luis Fonsi pourrait bien avoir des retombées quant à l’organisation générale de nos sociétés occidentales. Comment Luis Fonsi utilise-t-il le cadre de référence de la rencontre amoureuse pour faire passer un message politique ? C’est à cette question que nous tâcherons de répondre, mettant tout d’abord en lumière la délicatesse poétique avec laquelle l’auteur met en mots l’éveil des sens pour mieux comprendre comment la métaphore amoureuse sert de socle à une quête de soi psychanalytique et métaphysique.

Les paroles

Tu sais que ça fait un moment que je te mate,

Il faut que je danse avec toi aujourd’hui

J’ai bien vu que ton regard m’appelait déjà

Montre-moi le chemin pour te rejoindre

Toi, toi tu es l’aimant et je suis le métal

Je m’approche peu à peu en préparant mon plan

Rien que d’y penser, mon pouls s’accélère, oh yeah,

Ca y’est, ça me plaît plus que ça ne devrait

Tous mes sens en demandent encore plus

C’est le genre de chose qu’il faut prendre sans se presser…

Tranquillou pilou

Je veux respirer ton cou tranquillou pilou

Laisse-moi te murmurer des trucs à l’oreille

Pour que tu t’en souviennes quand tu seras loin de moi…

Une oeuvre d'amour

De l'amour comme dualité

Le poème ne contextualise pas la rencontre entre le narrateur et son aimée. Ces deux-là semblent se connaître depuis toujours, tout comme si le narrateur lui-même était à la fois créateur et adorateur d’un même objet. La femme est censée savoir « que le narrateur » la regarde, de même que ce dernier a « bien vu que le regard (de la femme) l’appelait déjà ». Dès lors, aimant et aimée semblent correspondre aux deux faces d’une même monnaie ; et ce constat nous renvoie à l’idée que leur amour n’est pas du ressort de l’humain, mais bien de la destinée. En brodant ainsi autour de la théorie des âmes soeurs, Luis Fonsi s’inscrit dans le plus pur cadre de la littérature romantique : on pense à Chateaubriand, au Baudelaire d’À une passante.

Mais comme pendant de cette dualité revendiquée, Fonsi use du vocabulaire de la distance comme pour souligner le statut d’observateur du poète : il est question de « chemin », d' »attraction », d' »appel » d' »éloignement ». Paradoxe d’une unité à venir qui, pour l’heure, est encore atomisée en deux parties distinctes.

Un poème voyeur

De fait, le lecteur inattentif aurait tôt fait d’imaginer Despacito comme une épreuve de voyeurisme. Le narrateur n’est-il pas en train de « mater » sa victime, de « guetter son regard », de s’en « approcher peu à peu » ? Cette solitude assumée du narrateur crée, par effet miroir, une impression d’éloignement de l’objet de son désir. La femme, objet adoré, se trouve ainsi déifiée ET réifiée à la fois. Elle est déifiée en ce qu’elle est réceptrice des demandes émises par le narrateur (« laisse-moi te murmurer des choses à l’oreille ») et se pose comme une statue du commandeur à même de lui « indiquer le chemin » ; dans le même temps, la voilà réduite à son statut d’objet : qui est-elle ? On l’ignore. Que fait-elle ? On n’en sait pas plus. La femme sera comparée à un aimant, une unité gravitationnelle. Et si les demandes du narrateur peuvent s’apparenter à des prières, ils ont également des tournures d’ordre.

Cette confusion laisse à penser que c’est bien dans l’esprit du narrateur que se joue dans un premier temps la rencontre amoureuse entre les deux parties ; dès lors, Despacito prend une dimension fantasmagorique qui consolide encore davantage l’invitation à la flânerie qui sous-tend le texte.

L'amour comme maître du temps

Du reste, la dimension duale irrigue tout le texte. Le « pouls » du narrateur « s’accélère » quand celui-ci invite à « prendre le temps » « tranquillou pilou ». Paradoxe, encore : au lieu de Chronos, c’est à la femme que le poète remet l’horloge de ses jours. Par ce biais divinisant Fonsi articule le message à double sens de sa chanson ; car si l’amour est un miracle, il constitue aussi une accélération du temps, par la hâte de voir l’aimée, par l’immédiateté des sentiments mêlés. Ainsi, c’est « aujourd’hui » que le narrateur veut inviter l’objet de ses désirs à danser, un objet dont le regard appelle « déjà » le narrateur. Cette accélération n’est pas du tempérament poétique de Fonsi qui y oppose une certaine idée hédoniste de la vie : « c’est le genre de choses qu’il faut prendre sans se presser », insiste-t-il. Un aphorisme en forme de maxime.

Transition

Dès lors, s’articule une tension bien symbolisée par la métaphore aimantée – l’aimant étant un mécanisme directeur des montres et horloges – entre l’idée de flânerie et celle de consommation effrénée de l’amour. Et l’amour prend une dimension métaphorique pour caractériser la vie.

La métaphysique du temps qui passe et s'efface

L'ode à la flânerie

L’inconnu qui plane sur la manière dont le narrateur a connu son aimée laisse entendre qu’il s’agit d’une rencontre fortuite, une rencontre de rue ou une rencontre de rêve. C’est en la voyant passer devant lui ou en la projetant sur l’écran noir de ses nuits blanches – on pense évidemment à Mon rêve familier, de Verlaine – que le narrateur a figuré celle qui allait devenir son objet d’obsessions. Dans les deux cas – la rue, le rêve – le narrateur se pose en spectateur attentif de sa propre vie : il se laisse aller à la rêverie douce du promeneur, que la promenade soit physique ou mentale. Cette figure en retrait du monde est érigée en exemple, puisque le poème nous donne à voir le monde à travers sa posture. Pour que l’amour fleurisse, il faut savoir l’attendre. Mais ce positionnement n’est pas passif : dans un effort mental, le narrateur « prépare son plan ». Le monde de l’abstraction sied à ses envies d’être ; dès lors, il invite ceux qui le lisent à le suivre.

Une quête psychanalytique de soi

Car s’il semble chercher à briser sa solitude, il ne s’imagine pas s’en départir tout à fait. D’ailleurs, n’anticipe-t-il pas que, bientôt, l’aimée sera « loin de (lui) » ? En se cherchant en une autre, le narrateur cherche à se connaître lui-même. L’idée de laisser le temps au temps, d’avancer « tranquillou pilou », sinon masqué, induit aussi que cette quête ne peut s’inscrire que dans la durée. Il y a une dimension psychanalytique du propos de Fonsi qui semble appeler le monde à prendre le temps de s’observer. L’amour, une fois métaphorisé, devient un sentiment, de ces « sentiments qui en veulent plus », comme une soif infinie de mieux s’appréhender. Projections mentales, souvenir, observation : c’est à la psychanalyse que Fonsi se réfère, la connaissance intime de l’autre devenant le reflet d’une meilleure connaissance de soi.

L'autre comme simple projection de cette quête - il faut cultiver son jardin

Dans cette configuration, l’autre atteint le statut suprême d’abstraction. Inutile de lui parler : il suffit de lui « murmurer des choses », de l’inviter à « danser », puisque l’autre n’est autre que soi. Par la conquête du tiers, c’est soi-même que l’on cherche à dompter et le monde, entièrement perçu depuis son point de vue, ne peut être conquis autrement qu’en se conquérant soi-même. Variation reggaeton du « connais-toi toi même », Despacito propose la vision d’un amour égoïste, puisque l’amour ne sert plus qu’à combler le vide, qu’à apporter les réponses à ce vide. Et l’autre, indifférenciée, n’est jamais que le reflet des projections que l’on émet sur lui.

Dès lors, l’organisation générale de nos sociétés, la course vers le bonheur et la mondialisation ne sont que des mirages pour qui ne sait pas prendre le temps d’apprendre à se connaître. En sous-texte, Fonsi dénonce un monde déshumanisant et nous place face à nos contradictions. Le bonheur n’est pas dans l’avenir, mais bien dans le bonheur simple d’être – un bonheur qui ne s’appréhende bien que dans le temps long. Un message tout entier résumé dans la formule devenue célèbre et qui sert de refrain au morceau : « Tranquilou pilou ».

Se projeter soi dans le monde : c’est aussi un apprentissage de l’âge adulte que propose Luis Fonsi, une idée de vie douce – dans ses deux acceptions, à la fois comme dolce vità et comme vie douce pour autrui. Devenir soi pour mieux être les autres. Un précepte à rapprocher de la maxime de Patrick Sebastien : « Ah si tu pouvais fermer ta gueule, ça nous ferait des vacances ».