Depuis la nuit des temps (ou au moins depuis un petit moment, peut-être pas non plus le paléolithique), les humains ont pris l’habitude de se réunir autour d’un jeu commun posé sur une table, dit « jeu de société », de façon à s’affronter sur différents terrains plus ou moins intellectuels et ainsi pouvoir désigner une bonne fois pour toutes c’est qui qui domine. Ces activités maintes fois répétées suivent toutes plus ou moins le même schéma et réunissent autour d’elles les mêmes joueurs que l’on retrouve de partie en partie aux quatre coins du monde. Et si vous en doutiez, on en apporte la preuve.

Le professeur

Le professeur veut absolument expliquer les règles du jeu mais il manque de trois choses essentielles pour y parvenir :
– le charisme ;
– la pédagogie ;
– l’intérêt des autres joueurs.

Personne ne le comprend, mais il faut dire que personne ne l’écoute. Le professeur aura donc tendance à terminer son allocution inaugurale par : « Bon bah allez vous faire foutre et démerdez-vous », aveu d’impuissance évident.

Le mauvais joueur

On le connaît le mauvais joueur, il est toujours le même. Le mauvais joueur se plaint tout le temps. Il se plaint du jeu qui a été choisi, il se plaint de son pion ou de ses cartes, il se plaint d’un complot ourdi contre lui par les autres, il se plaint tant qu’il ne gagne pas. Parce que lorsque le mauvais joueur gagne, sa joie est proportionnelle au sentiment d’injustice qu’il a ressenti à tort au cours de la partie et elle met tous les autres de très très très mauvaise humeur.

L'amoureux du jeu

De très bonne humeur, l’amoureux du jeu veut jouer, rejouer, rerejouer, essaie de faire durer la partie plus longtemps quitte à perdre alors qu’il aurait pu gagner. L’amoureux du jeu est à l’origine de la soirée jeu ou plutôt de la transformation de cette soirée normale en soirée jeu. L’amoureux du jeu est pénible.

Le "C'est à toi"

Occupé à faire des allers et retours entre la cuisine et la table de jeu, le « C’est à toi » ne suit absolument pas le déroulé du jeu et n’a d’ailleurs pas compris les règles (il faut dire qu’il était dans la cuisine quand le professeur essayait d’expliquer le déroulement du jey). Régulièrement, on l’interpelle : « C’est à toi ! », ce à quoi il répond « j’arrive ! » joue rapidement et repart. Une victoire du « C’est à toi » et le mauvais joueur est capable de renverser la table.

Le tricheur

Le tricheur triche. Il triche quand il lit les règles, il triche quand il installe le jeu, il triche quand les autres regardent ailleurs, il triche en distribuant les cartes et il triche s’il doit noter les points ; il triche même s’il doit compter les points, quand bien même il ne les aurait pas notés. Il triche triche triche triche et fout la soirée de tout le monde en l’air.

Le "prêt à tout pour gagner"

Aucune morale, rien. Le « prêt à tout pour gagner » passe son temps à farfouiller dans les règles à la recherche d’une zone grise afin de l’exploiter. Son but est de gagner sans tricher mais en se montrant plus intelligent que tout le monde, signe sans doute d’un grave complexe d’infériorité ou d’une envie sans faille de conquérir le monde. Quoi qu’il en soit, le « prêt à tout pour gagner » ferait un excellent avocat d’affaires s’il n’était pas aussi con.

Le tenant d'une règle alternative

Le tenant d’une règle alternative explique tout au long de la partie que « lui, il jouait pas comme ça » et que « si on jouait comme lui » on s’amuserait plus, que « si on l’avait un peu écouté », ça ne se passerait pas comme ça, que « les vraies règles, en fait, c’est… » avant de s’abîmer dans les méandres d’une recherche Google complexe afin de prouver ses dires aux autres convives, recherche infructueuse, fatalement, puisqu’il a inventé ses propres règles – quand il prend conscience qu’il est seul dans l’erreur face à la majorité raisonnable, le tenant d’une règle alternative ferme bien bien sa gueule.

Le montreur de tête de Turc

Vous pensiez que le but d’un jeu est de s’amuser d’une part et de gagner de l’autre ? Que nenni : pour le montreur de tête de Turc, l’objectif d’une partie de jeu de société est moins de gagner que de faire perdre quelqu’un, une personne qu’il a choisie arbitrairement. Ensuite, il va s’évertuer à faire perdre ce quelqu’un en essayant dans le même élan de convaincre les autres joueurs de le suivre dans son effort de sape et jusqu’à pousser sa pauvre victime au bord du suicide. Au mille bornes, celle-ci ne sera jamais capable de démarrer ; au Uno, elle sera récipiendaire de tous les +2 et +4 du monde. Et les autres de rire bruyamment (surtout lorsque la cible du montreur de tête de Turc n’est autre que l’infâme personne prête à tout pour gagner).

Le distrait

Le distrait n’avait pas prévu de jouer, mais il n’avait pas non plus prévu de jouer les troubles-fête. Dans sa morale moyenne de sympathisant MODEM, il ne s’est pas prononcé, se contentant d’un « ouais, ouai,s je joue, t’inquiète… » préalable au grand vide : tout au long de la partie, se désintéressant manifestement de toute forme de ludisme, le voilà qui rigole seul en jouant sur son téléphone, oubliant systématiquement qu’il doit jouer et mettant ses éventuels coéquipiers au supplice. Quand le jeu de société est censé mettre l’ambiance, le distrait se charge de la casser.

Le réfractaire

Le réfractaire a eu le mérite d’être clair : il ne voulait pas jouer. Tenu finalement de céder sur ses bases face aux revendications générales (« si tu joues pas on n’est pas assez »), le réfractaire passe un authentique mauvais moment (marque déposée) et le manifeste en soupirant toute la partie ou en ponctuant certains faits de jeu d’un « c’est complètement con, ce truc… » La mauvaise humeur du réfractaire se répand comme une traînée de poudre et certains thuriféraires s’accordent pour dire que le déclenchement de la Première guerre mondiale serait liée à l’activité autrichienne d’un réfractaire à la bataille corse.

Le mieux, c’est de jouer à un jeu pour une personne, en solitaire.